La dissidence d’un petit monde : l’œuvre pour marionnettes de Franz von Pocci (1807-1876) au regard des traditions théâtrales de l’espace sud-allemand et autrichien
Jean BOUTAN (septembre 2021-août 2022)
Franz von Pocci est sans doute le premier auteur de langue allemande à avoir exploré de manière aussi conséquente les possibilités de l’écriture pour marionnettes, avec une abondante production de pièces originales, sans équivalent dans la littérature européenne. L’écrivain reste pourtant largement négligé par la recherche, à la fois parce que son œuvre dramatique relève presque exclusivement de genres tenus pour mineurs, notamment la littérature pour enfants, et que le personnage créé par Pocci, Kasperl Larifari, a fini par incarner, au terme de nombreuses réécritures et adaptations, tous les clichés qui peuvent être associés à la marionnette traditionnelle. Contre cette image réductrice, l’étude de Reinhard Valenta Franz von Poccis Münchener Kulturrebellion [La Rébellion culturelle munichoise de Franz von Pocci] (1991) a insisté sur la dramaturgie « alternative » de celui qu’on surnommait le « comte de la marionnette ». Ces impulsions sont cependant restées sans suite, de sorte que l’étude de l’œuvre de Pocci demeure généralement confinée à l’histoire locale.
Ce projet vise à replacer l’écriture pour marionnettes de Pocci dans un contexte plus large, en la confrontant aux traditions théâtrales de la même époque dans l’espace sud-allemand et autrichien. En s’appuyant sur les échanges attestés entre la scène viennoise et la scène munichoise, qui affectent jusqu’à la manière dont l’œuvre de Pocci est reçue par le public – au point que certains l’aient appelé « le Raimund du monde de l’enfance », du nom d’un représentant majeur de la comédie viennoise – il s’agira de montrer comment, chez l’écrivain munichois, le théâtre de marionnettes prend en charge les grandes tendances qui, en opposition aux courants qui dominent alors en Allemagne, définissent une tradition littéraire originale dans le sud de l’espace germanophone. Cette tradition remontant au Biedermeier autrichien répond à la grandiloquence de l’école romantique ou de la Jeune Allemagne (Junges Deutschland) par la peinture des « scènes d’un petit monde », qui anticipe à certains égards sur le mouvement réaliste en Europe centrale, mais explique aussi la rémanence des genres du conte et de la féerie. Le petit monde des marionnettes devient ainsi pour Pocci le lieu où réaliser ce programme littéraire dissident.
L’œuvre de Pocci présente bien ces deux aspects, le réalisme social et la féerie. L’auteur pour la jeunesse s’intéresse tout naturellement aux contes, et cela jusque dans son travail d’illustrateur. Ses pièces pour marionnettes citent et détournent les grandes œuvres du répertoire de la féerie viennoise, à commencer bien sûr par la Flûte enchantée, que le dilettante Pocci révérait également en sa qualité de compositeur. Mais ses marionnettes sont aussi l’occasion de portraits sociaux et de représentations du petit peuple, que l’auteur n’envisage pas tant dans ses enjeux nationaux que sous la forme de sociabilités – la domesticité ou l’auberge. Pocci fait de Kasperl un type populaire, personnage ambivalent en tant que héros, tel qu’on en trouvera d’autres dans la littérature centre-européenne (on pense au brave soldat Švejk de Jaroslav Hašek). À cela s’ajoute la dimension satirique de l’œuvre de Pocci, qui hérite certainement en cela d’une tradition vivace dans les pays autrichiens, réactivée à l’occasion des événements révolutionnaires de 1848 : elle conduira à se demander dans quelle mesure le théâtre de marionnettes pouvait offrir à Pocci le support d’expression d’une critique de l’actualité politique d’autant plus surveillée par les autorités qu’il était lui-même fonctionnaire du roi de Bavière.
Le goût pour la féerie et le merveilleux, la représentation de formes de sociabilités contemporaines et la dimension satirique et critique définissent, selon les hypothèses de recherche formulées ici, les principales caractéristiques qui permettent d’articuler l’écriture pour marionnettes de Pocci à la culture commune aux pays du sud de l’espace germanophone ainsi qu’en Europe centrale, en dissidence avec les littératures nationales qui s’imposent alors en même temps que l’idée d’unification allemande. Le théâtre de Pocci s’inscrit, en faux contre cette tendance, dans une culture transnationale européenne.