Le "Betlem de Tirisiti" et le répertoire traditionnel des crèches de marionnettes, Jaume Lloret (Université d'Alicante)

DOI : 10.34847/nkl.1ad8s0c2

Licence : CC BY NC ND 4.0 International (Attribution - Non-commercial - No Derivatives).

 

Introduction

Le Betlem de Tirisiti à Alcoy est une pièce unique du patrimoine théâtral catalan et un témoignage exceptionnel du répertoire traditionnel des crèches de marionnettes en Europe. C'est aussi l'un des exemples qui illustre le mieux ce qu'étaient les crèches de marionnettes à la fin du XIXe siècle.

Nous commencerons par introduire les origines et l'évolution des Nativités avant de jeter un coup d'œil rapide à l'histoire de la crèche d'Alcoy et à l'organisation du spectacle jusqu'à aujourd'hui.

Ensuite, nous nous concentrerons sur l'analyse du texte du Betlem de Tirisiti : le contenu thématique, les sources, les personnages, les ressources techniques et formelles de la mise en scène et d'autres aspects remarquables de la représentation. 

Parallèlement, nous mettrons en relation tous ces aspects de la crèche valencienne avec d'autres textes de crèches pour marionnettes de différentes époques et de différents lieux d'Espagne, afin d’en trouver les points de rencontre et les particularités. Les Nativités avec lesquelles nous allons comparer les Tirisiti sont Le Retable de l'entrée du roi pauvre (XVIIe siècle), la crèche en mouvement de Laguardia (Pays Basque, XVIIIe siècle) et la crèche de Tía Norica de Cadix (XIXe siècle).

Notre objectif est de déterminer de manière approfondie les facteurs qui ont influencé l'évolution du jeu de crèche et la façon dont ils ont pu donner naissance à un répertoire pluriel, tout en essayant d'inscrire Le Betlem de Tirisiti dans cette évolution. 

 

BRÈVE INTRODUCTION SUR LES ORIGINES ET L'ÉVOLUTION DES NATIVITÉS

Les crèches, également appelées Nativités, sont un genre spécifique de théâtre de marionnettes en raison de leur thème religieux de Noël. 

Elles trouvent leur origine au Moyen Âge, dans le cadre du drame liturgique de Noël, lorsque des images articulées étaient utilisées pour renforcer l'illusion réaliste et ajouter un plus grand degré d'émotion. Ce sont principalement les Franciscains et les Clarisses qui, à partir du XIIIe siècle, ont répandu dans toute l'Europe la réalisation de crèches avec des personnages en mouvement et des artifices, inaugurant ainsi la tradition de la crèche animée. L'introduction progressive d'éléments profanes dans les manifestations dramatiques religieuses a été considérée avec inquiétude par la hiérarchie ecclésiastique, qui les a interdits à l'intérieur des églises à partir du Concile de Trente. Malgré cette interdiction, la crèche baroque de Laguardia est un cas exceptionnel de crèche conservée à l'intérieur d'une église, et elle continue à s'intégrer parfaitement aux célébrations liturgiques de Noël.

L'expulsion des crèches hors de l'enceinte sacrée, en provoquant leur émancipation vis-à-vis de la protection ecclésiastique et leur sécularisation progressive, les a transformées en un spectacle indépendant sous forme de retables mécaniques. Plus tard, les retables mécaniques ont évolué en marionnettes à tige, manipulées par le bas. Cette pratique scénique populaire s'est consolidée au XVIe siècle sous l'influence des compagnies italiennes de Commedia dell'arte qui ont voyagé dans toute l'Europe en proposant des spectacles de comédie qui obtenaient un plus grand succès. Tout ce processus de sécularisation a fait que les marionnettistes sont devenus itinérants, se déplaçant dans les foires, les marchés ou les auberges à la recherche d'une occasion propice à l'exercice de leur métier. Mais ces artistes ont également réussi à entrer dans les théâtres officiels de l'époque baroque avec un programme à dominante religieuse dans lequel les crèches étaient les plus marquantes. Le Retable de l'entrée du Roi Pauvre serait un cas représentatif de ce type de crèche réalisée dans le Corral de la Cruz de Madrid au début du XVIIe siècle.

La fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle ont connu une extraordinaire expansion des crèches de toutes sortes : vivantes, jouées par des acteurs, mécaniques, en ombres, présentées dans des boîtes optiques et, bien sûr, avec des marionnettes. C'est au cœur de cette tradition théâtrale et spectaculaire que Le Betlem de Tirisiti est né.

 

HISTOIRE DU BETLEM DE TIRISITI ET DE L'ORGANISATION DU SPECTACLE 

À Alcoy, comme dans d'autres villes du Pays valencien, à l'arrivée des fêtes de Noël, les crèches étaient également exposées dans des cabanes de foire, au moins à partir des années 1870, en pleine industrialisation de la ville. Il faut dire qu'Alcoy a été la première ville du Pays valencien où la révolution industrielle a triomphé et où il y a eu un mouvement ouvrier très important, lequel a mené la soi-disant « Révolution pétrolière » de 1873. Le Tirisiti est l’héritier de cette période de grandes transformations urbaines. 

La première mention que j'ai pu trouver de la crèche date de 1880, mais nous savons que dans la décennie précédente, il y avait trois baraques de marionnettistes appartenant à des propriétaires différents. La compétition entre les trois a amené chacun d'eux à proposer de nouvelles scènes, de nouveaux personnages et des détails originaux, la plupart appartenant à la vie locale. 

Cependant, dans les premières décennies du XXe siècle, ces spectacles de marionnettes ont subi une grave crise due à la concurrence exercée par les baraques consacrées aux spectacles de variétés et au cinéma. La conséquence en a été que deux des marionnettistes ont dû abandonner leur entreprise. Heureusement, le troisième, appelé Pepe Esteve le Betlemero, a décidé d'acheter les crèches de ses anciens concurrents, tirant profit de ce qu'il pensait être le meilleur de chacune d'entre elles pour en créer une seule plus grande.

La crèche était une entreprise familiale : Pepe Esteve et ses deux enfants étaient chargés de manipuler les marionnettes, tandis que sa femme fabriquait et habillait les poupées. Mais ce n'était pas une entreprise prospère, elle permettait à peine de faire vivre la famille. Cependant, la cabane du Betlemero a été très fréquentée dans les années vingt et trente du siècle dernier, et sa renommée s'est étendue à d'autres villes et régions voisines. Nous ne connaissons pas le programme du Betlemero et ni même s'il représentait d'autres œuvres que Le Betlem de Tirisiti. Il est logique de supposer que son répertoire était plus vaste, mais nous nous n’en avons aucune preuve. 

Après la guerre civile (1936-1939), la crèche a connu l'un de ses plus grands moments de splendeur, lorsque, en plus de se produire en public, certaines des familles les plus riches d'Alcoy ont acheté le spectacle pour des représentations exclusives dans leurs résidences privées. 

Cependant, la crèche d'Alcoy est devenue de moins en moins populaire au fil du XXe siècle car, comme tous les spectacles populaires traditionnels, elle s'éloignait de la manière d'appréhender la modernité qui finissait par s'imposer à toutes les classes sociales. De plus, le Betlemero avait déjà plus de 90 ans et ses enfants ne se sentaient pas assez forts pour continuer l'entreprise, c'est pourquoi ils l'ont vendue en 1953. Par conséquent, la crèche est passée entre différentes mains et a traversé une période d'instabilité jusqu'en 1989, date à laquelle le conseil municipal d'Alcoy a repris les rênes de la crèche, dans le but de la réhabiliter et de la sauvegarder pour les générations futures. La direction en a été confiée à la compagnie professionnelle locale La Dependent, qui a retravaillé le scénario et donné à la représentation une structure dramatique solide et un rythme scénique rigoureux. Une nouvelle baraque a également été construite, une sorte de boîte magique conçue sur mesure, exclusivement pour les Tirisiti. 

En raison de la forte demande du public, non seulement d’Alcoy mais aussi d'autres villes du Pays valencien, le spectacle a été transféré au Teatro Principal d’Alcoy à partir de 2006. Actuellement, chaque année pendant les vacances de Noël, près de 200 représentations de 30 minutes sont organisées, pour une fréquentation totale d'environ 30 000 spectateurs. Ce succès est sans aucun doute dû au grand effort et à la vision du groupe La Dependent, qui a réussi à fusionner tradition et modernité, et à faire des Tirisiti un véritable spectacle dramatique du XXIe siècle.

Bien que la crèche de la Tia Norica à Cadix soit beaucoup plus ancienne, les premières données documentées datent de 1815 et, à partir de la fin du XIXe siècle, elle a connu des vicissitudes assez semblables à celles des Tirisiti. Aujourd'hui, sous le patronage des autorités municipales compétentes, les deux crèches ont une activité enviable et jouissent d'un grand prestige en tant que théâtre clairement populaire et que patrimoine culturel de leurs villes respectives.

De son côté, la crèche animée baroque de Laguardia est documentée à partir de 1749, mais son origine est certainement beaucoup plus ancienne. Ses représentations sont assez stables depuis plus de 250 ans, bien qu'elle ait également connu des interruptions sur de courtes périodes de son histoire. De nos jours, elle est toujours représentée pendant la période de Noël sur une scène installée devant l'autel de la chapelle de l'Immaculée Conception, dans l'église de Santa María de los Reyes de la ville.

La pièce la plus ancienne est Le Retable de l’entrée du Roi pauvre, transcrite dans un poème intitulé « Ensaladilla del retablo », qui fait lui-même partie du Romancero espiritual de José de Valdivielso, publié pour la première fois en 1612.

 

ANALYSE DU TEXTE, DE LA MISE EN SCÈNE ET DU SYSTÈME DE REPRÉSENTATION

 

La combinaison religieuse et profane

Le texte du Betlem de Tirisiti constitue un drame hétérogène : la première partie est religieuse, tandis que la seconde est pleinement populaire. 

La crèche d'Alcoy se déroule dans un environnement laïque, mais la représentation s'inscrit dans le cadre de la célébration religieuse des fêtes de Noël. Il est donc logique que, sur le plan thématique, il s'agisse d'un magnifique exemple de combinaison religieuse et profane, si courante dans le répertoire traditionnel des marionnettes de toute l'Europe.

Le texte de la partie sacrée n'était pas très propice à l'improvisation et a donc dû rester relativement inchangé au fil du temps, à l'exception de quelques modifications dans la première et la dernière scène. En revanche, la partie profane n'a cessé de se développer et de s'enrichir au fil du temps, avec des coutumes de la vie d'Alcoy, peut-être en raison de la nécessité de renouveler les crèches. De la même manière que de nouvelles situations et de nouveaux personnages ont été ajoutés, d'autres ont disparu lorsqu'ils ont perdu leur pertinence ou leur intérêt.

Parallèlement à cette combinaison entre le sacré et le profane, une fusion entre le passé et le présent s’opère, ce qui permet la présence d'une série d'anachronismes très fréquents dans ce type de manifestations théâtrales.

En raison de son caractère paroissial et du fait qu'elle est représentée à l'intérieur de l'église, il est logique que la crèche de Laguardia ne comporte aucun élément folklorique et que les thèmes religieux y soient absolument prédominants, même si quelques éléments profanes y sont inclus. 

En revanche, le répertoire de la Tia Norica est beaucoup plus riche, avec des œuvres de caractère très différent, mais avec une nette prédominance de pièces profanes, car il n’est pas seulement réservé à la seule période de Noël. Dans l'héritage de la Tia Norica, le matériau dramatique le plus ancien est constitué par les Autos de Noël et la saynète La Tía Norica. Ce sont les œuvres fixes du répertoire, qui étaient répétées chaque année, même si elles pouvaient être accompagnées d'autres saynètes ou de spectacles mineurs avec des motifs populaires. 

On assiste donc à une sécularisation progressive de ces représentations théâtrales mais à un degré différent selon les crèches, ce qui donne lieu à des répertoires différents tant dans leur contenu que dans leur diffusion. Selon cette courbe d'évolution, la crèche de Laguardia est la plus primitive et celle de la Tía Norica la plus évoluée, tandis que la crèche Tirisiti occupe une position intermédiaire. 

 

Les ressources formelles

La dichotomie religieuse-profane de la crèche est renforcée par le caractère bilingue de l'œuvre. Ainsi, alors que la partie sacrée, plus sérieuse et didactique, est une narration déclamée en castillan (la langue « cultivée »), les dialogues satiriques de la deuxième partie sont entièrement dans le catalan parlé d’Alcoy, avec son accent et ses dialectismes.   

C’est dans la deuxième partie que le style comique propre à la saynète est le plus perceptible, avec l’utilisation d’un langage ironique et satirique. Ici, les blagues innocentes, les jeux de mots, les parésies, les malentendus ou même les allusions naïves ou voilées à la sexualité abondent.

La musique utilisée reflète également le processus de sécularisation des crèches, qui ont un accompagnement musical spécifique : chants de Noël, chansons populaires, danses, paso dobles, marches et hymnes, dont beaucoup sont purement locaux.

En corrélation avec l'intégration structurée de l'image et du son, les mouvements brusques des personnages, les combats et les coups sont des éléments comiques indispensables dans les crèches. Si bien que l'éclatement du ballon dans la scène finale surréaliste devient la détonation qui clôt le spectacle, qu’on peut l’entendre jusqu’à l'extérieur de la baraque, et qu’elle constitue, pour le public qui attend dehors, le signal indubitable de la fin du spectacle.

Toutes les scènes, tant dans la première que dans la deuxième partie, se succèdent rapidement, sans pause mais aussi sans aucun lien.

La narration est le fil conducteur qui relie l'ensemble du spectacle. Le narrateur est une sorte de maître de cérémonie qui reste caché des yeux du public pendant toute la durée du spectacle, et seule sa voix est entendue en off. En d'autres termes, il s'agit d'une forme de narration descriptive, illustrée visuellement par des marionnettes, avec des ajouts dramatiques et un accompagnement musical. Cela rappelle clairement le système rudimentaire de représentation des retables de marionnettes baroques, comme celui du Roi pauvre.

Le narrateur dialogue également avec les personnages, surtout dans la deuxième partie et surtout avec Tirisiti, tout en stimulant l'implication du public. L'utilisation du sifflet-pratique traditionnel pour les personnages de Tirisiti et du sereno (veilleur) est un autre aspect technique important de la crèche.

Dans la crèche de Laguardia, il y a aussi un narrateur avec une voix off qui introduit la théâtralisation en suivant les textes des évangiles canoniques. En revanche, dans La Tía Norica, il n’y a pas de narrateur, mais les marionnettes dialoguent et interagissent entre elles de manière théâtrale.

Selon l'aspect formel qui prédomine, le répertoire des crèches peut être classé trois catégories : les textes chantés (Le Roi pauvre), les textes narrés (Laguardia) et les dialogues (la Tía Norica). Le Tirisiti est un mélange de narration avec des dialogues et des formes musicales.

 

Caractéristiques techniques des marionnettes et de la scène

Sur le plan technique, les quatre crèches étudiées ont en point commun de comporter les marionnettes en totalité ou en partie manipulées par le bas à l’aide de tiges. Il est possible que Le Retable du Roi Pauvre ait aussi comporté des marionnettes mécaniques. La crèche de Laguardia, en revanche, est principalement mise en scène avec des figures en ronde-bosse totalement rigides ; d'autres, appelées figures d'adoration, peuvent s’incliner, et seuls une paire de béliers et quatre bergers ont une plus grande mobilité, grâce à un système de roue plate complexe. Techniquement parlant, c’est donc cette crèche qui en serait au stade le plus primitif.

Sous cet aspect, la crèche de Tirisiti est une évolution des deux crèches précédentes, car elle possède un type de marionnettes appelé « basse et à tige ». Les marionnettes ont des bras articulés et sont donc dotées d'un mouvement pendulaire libre, tandis que les deux pieds ou seulement l'un d'entre eux est fixé à la base. Cette particularité signifie que, lorsque la marionnette se balance ou tourne, les mouvements des bras, et dans certains cas celui d'un pied, sont inattendus et provoquent le rire du public. Il s'agit, en somme, d'une technique de manipulation très ancienne, pratiquement disparue dans le théâtre de marionnettes contemporain, ce qui constitue en partie la valeur de la crèche de Tirisiti.

Mais là où les différences sont les plus notables, c'est dans les marionnettes de la Tia Norica, qui sont de deux types : celles avec une base et une tige, semblables à celles de Tirisiti, et celles avec un fil, manipulées par un système appelé le cintre de Cadix, qui implique de grandes possibilités de mouvement. Ainsi, techniquement, les marionnettes de la Tia Norica sont les plus évoluées, tandis que celles des Tirisiti se situeraient à un stade d'évolution intermédiaire.

Les poupées de la crèche de Tirisiti se déplacent le long de guides ou de rails situés entre les planches qui forment le plancher de la scène. Cette technique traditionnelle, connue sous le nom de « glissement », est une évolution des retables mécaniques primitifs. Une autre caractéristique matérielle de la scène, qui remonte également aux retables, est la faible hauteur du plateau, une situation qui obligeait les marionnettistes à travailler courbés ou à faire principalement manipuler les marionnettes par des enfants. Ce type de scène présente des points de convergence avec celle de Laguardia, tandis que la scène ou « terrazo » de Tía Norica est beaucoup plus complexe.

 

Les personnages

Tirisiti est le protagoniste incontesté de la pièce, le seul personnage qui apparaît à la fois dans les parties religieuse et profane et celui qui donne son nom à la crèche. L'un des plus grands charmes de Tirisiti est sa vivacité, sa grâce et sa malice aiguë, parfois même un peu irrévérencieuse.

Dans la crèche de Tirisiti, le jeu se produit entre les personnages : Tirisiti avec le taureau ; l'enfant de chœur avec le grand-père ; l'action triangulaire entre Tirisiti, Tereseta et le sacristain ; et surtout, le jeu du narrateur et du public avec Tirisiti, le sereno (veilleur) et le grand-père. Les autres personnages de la partie folklorique représentent des qualités psychologiques, des fonctions sociales ou des groupes spécifiques : les « beatas », le prêtre, le torero, les « filaes » de Maures et de Chrétiens, etc.

Tant l'intrigue que le texte et les personnages sont inspirés de la vie quotidienne d'Alcoy à la fin du XIXe siècle et au début du suivant, lorsque le contenu de l'œuvre était déjà bien établi. 

Bien que, dans la saynète de La Tía Norica, il n'y ait pas un défilé aussi considérable de types humains, il y a deux personnages remarquables qui donneront lieu à la création d'un répertoire spécifique dont ils seront les protagonistes : la Tia Norica, la grand-mère de caractère carnavalesque, et son petit-fils Batillo, qui représente le vilain garçon typique. 

 

Le contenu

Le Betlem de Tirisiti est une œuvre unique, d'un auteur anonyme. Le texte n'a certainement pas un seul auteur, mais comme dans toutes les productions populaires de transmission orale, l'œuvre s'est façonnée, a été modifiée et a évolué au fil des ans. On suppose que c'est le Betlemero Josep Esteve qui a composé l'essentiel du texte ou du scénario, avec d’autres auteurs contemporains de crèches.

La partie religieuse est la raison d'être de la crèche et le texte s’appuie sur l'histoire de la naissance de Jésus, selon les évangiles canoniques de saint Luc (1:26-38 ; 2:1-21) et saint Matthieu (1:18-25 ; 2:1:10). Ces évangélistes se limitent à exposer les éléments essentiels des principaux épisodes de la naissance et de l'enfance de Jésus. Cette rareté des données a été compensée par les Évangiles apocryphes, qui recueillent, complètent et développent ces épisodes, fournissant une énorme richesse d’informations et de détails très attrayants par leur ingéniosité, et chargés d'éléments fantastiques et magiques.

Tout cela explique pourquoi les épisodes et les légendes que les évangiles apocryphes racontent sur Noël n'ont eu aucune difficulté à devenir un motif de large diffusion littéraire, tant dans la sphère culturelle que populaire. Il est évident que les thèmes de Noël ont eu un grand impact sur les manifestations littéraires de la tradition orale, telles que les romances, les dialogues, les intermèdes, les prières des aveugles et les chants de Noël populaires (villancicos, aguilnados, cantos romanceados, etc.).

Dans les pièces de théâtre du cycle de Noël, qui s'étend du 8 décembre, fête de l'Immaculée Conception, jusqu’au 2 février, jour de la Chandeleur, il y a 15 scènes dramatiques. En général, à chaque fête, la scène correspondante du calendrier liturgique était représentée dans les crèches. Parmi celles-ci, une seule, la Nativité et l'Adoration des bergers, est commune aux quatre crèches étudiées. L'autre scène essentielle, qui ne peut faire défaut dans une crèche à marionnettes, est l'Adoration des mages ; or, elle n'apparaît pas dans Le Retable du Roi Pauvre, qui est le plus ancien.

La crèche de Tirisiti comporte deux autres scènes : celle de l'auberge (qui coïncide avec celles du  Roi pauvre  et de la Tia Norica) et celle de la fuite en Égypte. Cette dernière comprend le miracle du blé (comme Laguardia) et le miracle du palmier (comme la Tía Norica).

Dans les crèches de marionnettes, on ne représentait généralement pas toutes les scènes, mais une sélection d'entre elles, en fonction de la source du texte ou de la tradition du lieu, mais qui obéissait surtout à des raisons commerciales car ces représentations dramatiques sont toujours orientées pour satisfaire le goût populaire.

En fonction des scènes du cycle liturgique de Noël choisies par les auteurs et du traitement qu’ils en font, non seulement le nombre de scènes de chaque pièce change, mais aussi les thèmes et les motifs, ainsi que leur développement dramatique.

Dans toutes les crèches, on note des marques de la sécularisation du thème religieux, comme l’ajout de thèmes pastoraux : des danses de bergers ou des scènes complètes avec une atmosphère pastorale. 

Dans la crèche de Tirisiti, la partie religieuse est éclipsée par la profane, à laquelle le public s'identifie le plus. Le texte de la partie folklorique est un scénario de base, continuellement improvisé, introduisant des commentaires, des blagues, des anachronismes et des événements d'actualité. Le résultat est un spectacle ouvert qui se renouvelle constamment.

Les conditions politiques de chaque moment historique ont également entraîné des changements dans certains détails de la représentation. Ainsi, au moment le plus spectaculaire de la représentation, après le brillant défilé des filaesdes Maures et des Chrétiens, quand Saint Georges apparaît au sommet du château sur son cheval blanc en brandissant son épée, il semblerait que, traditionnellement, La Marche Royale ait été jouée, mais que pendant la Seconde République, elle a été remplacée par L’Hymne de Riego [l’hymne de la première, puis de la deuxième République espagnole] — actuellement, c’est L'Hymne des Fêtes qui a été choisi. De même, le clocher de l'église a été couronné du drapeau tantôt monarchique, tantôt républicain selon la période.

  

Les sources littéraires

Le répertoire textuel des crèches peut être composé d’adaptations ou de fixations d'improvisations de genres de la littérature orale sur le thème de Noël.

Dans les régions de grande tradition musicale et littéraire, la source est constituée par les chants populaires locaux et les chants de Noël. Par exemple, Le Retable du Roi pauvre s’appuie sur dix strophes de vilancicos ou de cantos romanceados [chants de Noël ou ballades], dont certaines sont dansées.

Dans d'autres cas, la source est constituée par les romances et les prières des aveugles.  C'est le cas de la crèche de Laguardia (au moins partiellement) et de celle de Tirisiti, qui serait composée à partir de romances en castillan. Le récit même de la représentation des Tirisiti rappelle le ton des romances d'aveugles qui circulaient encore sur tous les types d’imprimés pendant une bonne partie du XIXe siècle, dans la littérature populaire dite « de caña y cordel » [imprimés de littérature populaire vendus au feuillet]. 

C’est pourquoi, afin d'étudier les répertoires du théâtre de marionnettes traditionnel, il serait très intéressant d'effectuer une analyse exhaustive des imprimés dits « de caña y cordel » qui ont été conservés ainsi que du grand corpus de la littérature orale. 

Dans d'autres cas, le répertoire des crèches provient de la tradition du théâtre d’acteurs espagnol ou est influencé par elle. C'est ce qui ressort clairement du texte des « Autos de Noël » de la Tia Norica, dont la source est constituée par deux pièces du XVIIIe siècle. Il s'agit donc d'un exemple clair de construction intertextuelle entre le théâtre d'acteurs et le théâtre de marionnettes. 

Les crèches qui ont une partie profane définie ou même indépendante de la partie religieuse, montrent divers personnages et scènes folkloriques qui diffèrent dans chaque crèche selon la tradition théâtrale et l'idiosyncrasie du lieu où elles sont produites. Il en résulte une grande hétérogénéité de thèmes et de registres, ainsi qu'une contamination entre les textes chantés, narrés et dialogués et les formes musicales qui constituent la structure du spectacle.

Dans le cas de Tirisiti, le schéma narratif a été préservé au fil des ans. Il n'en va pas de même pour certaines scènes ou dialogues, qui présentent des innovations ou des réinterprétations au fil du temps, ce qui a garanti leur survie.

 

CONSIDÉRATIONS FINALES SUR LE RÉPERTOIRE

L'importance et la diffusion des crèches depuis l’époque baroque jusqu’à la fin du XIXe siècle ont conduit à l'existence d'un répertoire textuel spécifique, mais très pluriel.

Le répertoire des crèches à marionnettes dépend, entre autres, des facteurs suivants : leur fonctionnalité (paraliturgique, propagandiste, didactique, ludique, de cohésion sociale, etc.) ; les formes expressives (chantées, racontées, dialoguées, etc.) ; la technique utilisée (figures en ronde-bosse sans articulation, marionnettes mécaniques, marionnettes à tige, marionnettes à fils, etc.) ; les sources littéraires dont ils s'inspirent (théâtre d'acteurs, littérature populaire de tradition orale, genres musicaux, etc.) ; le degré de sécularisation du thème religieux ainsi que la tradition théâtrale, le contexte littéraire et les particularités du lieu où ils naissent et se développent.

Le répertoire textuel du théâtre de marionnettes ancien n'a pas encore reçu l'attention qu’il mérite de la part des chercheurs.

L'une des causes qui ont contribué à ce manque de considération est la rareté des textes conservés antérieurs au XXe siècle, car il s'agissait surtout d'un genre populaire de tradition orale, qui se transmettait au sein de la profession de marionnettiste. 

Cela est encore plus évident dans le cas des crèches traditionnelles, où le texte, les dialogues, le style et le système de représentation ont été transmis de génération en génération au sein d'une même famille, et étaient donc rarement fixés dans des textes écrits. En fait, le texte de trois des crèches étudiées n'a été publié que très récemment. Le Betlem de Tirisiti appartient au dernier quart du XXe siècle et n’a pu être retranscrit qu'à partir de la mémoire de quelques professionnels et du public qui assistait autrefois aux représentations. La Tia Norica a également été publiée à cette époque, mais heureusement à partir de manuscrits conservés depuis 1927. L'histoire qui sert de base à la mise en scène actuelle de la crèche de Laguardia a été publiée encore plus récemment (en 2004). Seul le texte du Retable de l’entrée du Roi pauvre a été publié en son temps, même s'il s'agissait d'une transcription littéraire.

Il existe un autre facteur qui fait des crèches à marionnettes des textes si fragiles : l'improvisation. Mais cette grande capacité qu'a le théâtre de marionnettes d'improviser, de jouer, de tirer le meilleur parti des textes, est aussi un grand avantage, car elle est un moteur constant de renouvellement de l'œuvre et une garantie de l'efficacité du répertoire. 

Dans le cas de Tirisiti, il faut dire que le public d'Alcoy, qui connaît parfaitement le déroulement de l'intrigue, participe également à ces improvisations en intervenant dans les dialogues et les situations comiques. Cette interaction du public avec les personnages, en les avertissant, en les interrogeant ou en dialoguant avec eux, est une autre des caractéristiques les plus importantes du Betlem de Tirisiti

 

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Dernière mise à jour : 05/04/2022