Le théâtre Dom Roberto par Christine Zurbach (Université d'Evora, Portugal)

Le théâtre Dom Roberto

Christine Zurbach (Université d'Evora, Portugal)

URL : https://nakala.fr/10.34847/nkl.8ebbz96l

DOI :  10.34847/nkl.8ebbz96l

Sauvegardée par des artistes professionnels qui garantissent sa présence dans le panorama contemporain de la vie théâtrale au Portugal, la forme de théâtre de marionnettes à gaine connue sous le nom de Dom Roberto appartient à la tradition populaire de la marionnette ancienne, nationale et européenne. Transmise au long du temps par des maîtres jaloux des secrets de leur art, ce théâtre est considéré aujourd’hui comme une référence patrimoniale artistique de grande valeur, non seulement par un public qui s’est renouvelé peu à peu en se diversifiant, mais aussi par les chercheurs du théâtre et de la culture. Tout en constituant une parcelle importante de la mémoire culturelle et artistique du théâtre au Portugal, il se présente comme un héritage vivant, porteur d’une capacité créative bien visible dans le répertoire et la pratique actuelle de nombreux robertistes en activité.  Le théâtre de Dom Roberto fait partie ainsi de l’ensemble du patrimoine de marionnettes anciennes qui, inscrites comme lui dans la tradition européenne, explorent et prolongent les potentialités théâtrales de son langage en conjuguant la préservation de la tradition avec la création et l’innovation.

 

L’historiographie du théâtre et la marionnette

Le chercheur qui décide d’entreprendre une histoire du théâtre de Dom Roberto devra faire face aux mêmes difficultés que l’historien de la marionnette en général, en commençant par son omission dans la tradition historiographique institutionnelle du théâtre. À la lumière du processus de rénovation de l’historiographie du théâtre et de l’émergence actuelle d’un intérêt scientifique et artistique pour le théâtre de marionnettes, ce silence sur un genre théâtral reconnu aujourd’hui comme partie intégrante de la connaissance historique de l’art du théâtre dans sa plénitude est d’autant plus incompréhensible :

The history of the puppet theatre is not a subject isolated from other phenomena. It is but one of the sections of the general history of theatre. It can neither be understood nor learnt without the knowledge of the history of the theatre arts. And vice-versa, the general history of theatre is not complete and not objective without due reference to the course of history of the playing puppets (Francis, 2012, apud Goldowski, 1994:110).

[L'histoire du théâtre de marionnettes n’est pas un sujet isolé des autres phénomènes. Ce n’est qu’une des sections de l’histoire générale du théâtre. Elle ne peut être comprise ni apprise sans la connaissance de l’histoire des arts du théâtre. Et vice-versa, l’histoire générale du théâtre n’est ni complète ni objective sans la référence au cours de l’histoire du théâtre de marionnettes.]

Comme la plupart des chercheurs en théâtre l’admettent aujourd’hui, cette absence est inhérente à la conception même de ce que l’on entendait par le terme de théâtre jusqu’à une période récente, dominée par une vision textocentriste reflétée dans les études littéraires autant que par les études de théâtre. Avec une focalisation privilégiée de la forme canonique du théâtre institutionnel, promu par une culture scolaire et érudite destinée à un public cultivé, cette conception s’est matérialisée dans la production d’une historiographie du théâtre fondée sur les auteurs et les textes, soit d’un théâtre des acteurs.

Remarquons cependant que nombreux sont les auteurs ou les dramaturges qui ont écrit pour la marionnette, notamment les Modernistes qui, entre 1890-1935, ont manifesté leur préférence pour ce type de langage pour l’interprétation de leurs textes. En effet, pour ces maîtres reconnus de la littérature dramatique qui ont donné au théâtre des acteurs des œuvres devenues célèbres comme « Lorca, Maeterlinck, Büchner, Poe, Wyspianski, Jarry, Claudel, Schnitzler, Ghelderode, Benavente, Valle-Inclan [et] Capeck » (Francis 2012:97), la marionnette est essentiellement un instrument au service d’un texte à la dramaturgie singulière, que l’acteur ne serait pas capable d’exprimer à la scène :

[...] theatre artists manifested an unprecedent attachment to puppets, at the time preferred to actors who were found not only egocentric but incapable of portraying the spiritual and hieratic qualities of their characters. [...] The themes concern the spiritual, the religious, death and dark forces, magic and madness: then as now all valid vehicles for puppets.

[Les artistes de théâtre manifestèrent un attachement sans précédent aux marionnettes, et les préférèrent même à une époque aux acteurs qu’ils trouvaient non seulement égocentriques mais incapable de dépeindre les qualités spirituelles et hiératiques de leurs personnages. […] Les thèmes concernent le spirituel, le religieux, la mort et les forces obscures, la magie et la folie : à l’époque tout comme maintenant tous les modes d’expression courants des marionnettes.]

Mais, au Portugal, le cas le plus emblématique se situe au XVIIIe siècle, une époque connotée par l’importation de nouveaux genres comme l’opéra, qui a vu naître le répertoire écrit intentionnellement pour la marionnette et la scène par le dramaturge António José da Silva, dit Le Juif (1705-1739) pour le public du Teatro do Bairro Alto à Lisbonne.  Après sa mort en autodafé décrété par le Tribunal de l’Inquisition, ses œuvres ont été sauvées de l’oubli par l’imprimeur-libraire Francisco Luís Ameno, qui les a publiées en 1744 à Lisbonne (Zurbach e Ferreira, 1997 ; Léglise-Costa, 2000).

Une production de textes originaux pour la marionnette surgira à nouveau à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Ce répertoire qui tenait compte de la spécificité de la marionnette, de son langage et de son potentiel interprétatif, participait à la redéfinition de la conception de l’art de la marionnette contemporaine, aussi bien dans ses formes traditionnelles que d’expérimentation formelle. Dans le cas du Dom Roberto, ce lien entre la littérature et la marionnette est représenté au Portugal par des écrivains prestigieux comme Ilse Losa (1913-2006) et Lilia da Fonseca (1916-1991) pour le Teatro de Branca-Flor, dans les années 1960, ou par le dramaturge Jaime Salazar Sampaio en collaboration avec le marionnettiste Francisco Esteves.

La difficulté majeure pour étudier ce type de spectacles, qui est récurrente le long de l’histoire des marionnettes, est le fait que la plus grande partie  du répertoire textuel et performatif de la marionnette traditionnelle  — si l’on inclut dans le terme de « répertoire » les textes dialogués, la manipulation et le jeu de la marionnette en scène — a vécu de l’improvisation et de l’adéquation au goût du public, sans registre ou notes écrites, et  pour cette raison, est restée absente de la mémoire écrite du théâtre. Ceci justifie en termes empiriques et pragmatiques, les lacunes de l’historiographie du théâtre quand elle se penche sur des objets provenant d’un passé distant, soumis aux changements culturels qui définissent leur continuité ou leur disparition dans les habitudes et les goûts du public, et aussi des artistes. En effet, comme le répertoire est perpétué généralement à peine par la transmission orale et par l’apprentissage pratique par imitation ou copie, de marionnettiste à marionnettiste, leur sauvegarde dépendait de leur sélection dans les choix des artistes, avec des variations qui configurent des processus de transmission des données peu soucieuse d’une exhaustivité idéalisée par les chercheurs.

 

                               

L’historiographie du théâtre de Dom Roberto

Dans le cadre actuel de renouveau d’un intérêt académique et artistique pour le théâtre des marionnettes traditionnelles, il n’est pas surprenant de constater que les spécialistes de l’étude des marionnettes commentent avec une certaine insistance ce silence des historiens du théâtre également dans le cas particulier de la marionnette au Portugal.

Une telle absence est due, nous venons de le voir, à une focalisation du récit historique du théâtre sur le modèle conventionnel d’un théâtre érudit, canonisé par la tradition littéraire et écrite d’un art fondé sur les auteurs et leurs textes et, par conséquent, les acteurs qui leur prêtent leur corps et leur voix, précisément tout ce que le théâtre de marionnettes n’a pas ou n’est pas.

Dans le cas du théâtre de tradition populaire comme le Dom Roberto, une interprétation de nature socio-culturelle renverra cette omission au statut marginal de la marionnette dans l’univers professionnel du théâtre. Tel est le point de vue du marionnettiste et chercheur Ildeberto Gama, qui dans son Mémoire de Maîtrise (non-publié) présenté à l’Escola Superior de Teatro e Cinema de Lisbonne en 2011, affirme que :

[...] le théâtre de marionnettes, d’une façon générale, a toujours été caractérisé par une certaine marginalité ou infériorisation sociale, donc peu digne de registre et encore moins d’attention pour sa conservation et son étude (2011 :18).[1]

Néanmoins, si cette explication permet de comprendre la raison de l’occultation de cette forme de théâtre dans le relevé historiographique classique des données, le chercheur trouvera des informations dans d’autres sources, parfois étrangères au domaine du théâtre, sur des supports divers, notamment des articles de journaux, des registres ou des documents administratifs, des rapports d’évènements, etc..., qui montrent le vrai visage d’une activité qui a marqué de façon très significative la vie culturelle au Portugal, et a même été assez rentable en tant qu’entreprises commerciales entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe, comme nous le verrons plus loin à propos des « Maîtres » (Mestres).

On trouve quelques travaux de nature académique ou éditoriale, réalisés dans des contextes institutionnels, qui ont été consultés pour ce texte : le mémoire de maîtrise cité supra de Ildeberto Gama (co-fondateur de la compagnie Teatro de Marionetas de Lisboa (1985-2000)) et qui, bien qu’étant consacré au cas spécifique d’une compagnie de marionnettes portugaises créées au XXe siècle, propose un panorama historique rigoureux et détaillé de l’activité marionnettique au Portugal ; un recueil d’articles et d’entretiens du premier chercheur sur la marionnette portugaise, Henrique Delgado (1938-1971) réunis par Rute Ribeiro (2011) pour un ouvrage intégré dans les activités de vulgarisation du Musée de la Marionnette de Lisbonne (Museu da Marioneta de Lisboa) ; un mémoire de maîtrise en théâtre de José Gil, également publié par le Musée, qui réunit une mise à jour de l’encadrement du théâtre de Dom Roberto au moment de sa présentation à l’Université d’Évora, en 2012, et la recréation d’une pièce du répertoire dont n’existait plus que le titre (Gil, 2013) ; une étude du marionnettiste et chercheur catalan Toni Rumbau consacrée à la marionnette Polichinelle et sa présence dans l’espace européen et publiée en 2014 également avec l’appui du Musée ; différents témoignages enregistrés sur un support audiovisuel réalisés par le Musée et composé en grande partie d’entrevues individuelles avec des marionnettistes, un documentaire de 2014, et l’enregistrement vidéographique du marathon de Robertos organisé par le Musée en 2011. Signalons enfin l’article sur Dom Roberto dans l’Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette, publiée en 2009 par l’UNIMA, qui a garanti ainsi la notoriété de cette tradition théâtrale hors frontières.

 

Origine et dénomination

Malgré des progrès certains, l’historiographie du théâtre de Dom Roberto se débat avec un problème fréquent dans les travaux sur des objets anciens, en particulier une difficulté objective pour dater avec un minimum de certitude leurs origines dans le temps et l’espace, et éclairer le sens de leur dénomination. Ces questions aboutissent non pas à des certitudes, mais le plus souvent à des hypothèses grâce à des lectures par recoupement de données ou à des révisions d’interprétations parfois fantaisistes, à l’origine des fameux « mythes » de la marionnette.

Dans le cas de Dom Roberto, les réponses sont loin d’être certaines.

En termes de typologie, la marionnette de Dom Roberto est renvoyée à un type de marionnette associée généralement au personnage de Pulcinella. Toni Rumbau n’hésite pas à la décrire comme « cousin du Pulcinella napolitain [primo direito do Pulcinella napolitano] » (2017:13), figure grotesque du valet ou du Zanni du répertoire des acteurs professionnels de la Commedia dell’arte du XVIe siècle italien.

Descendant probable de figures primitives réactivées par la Commedia dell’arte, la marionnette Pulcinella serait née du masque ou du rôle du Zanni du même nom, comme l’explique Penny Francis :

Mask play is an effective route to puppet play: the masked performer acts as a self-manipulated figure, his or her normal bearing, voice and mannerisms subsumed in the dictates of the mask. (2012:35)

[Le jeu masqué est un chemin efficace vers le jeu avec la marionnette : l’interprète masqué joue comme une figure auto-manipulée, son allure normale, sa voix et ses manières englobés dans les préceptes du masque.]

Brunella Eruli formule une hypothèse pour expliquer la création de la marionnette Pulcinella dans les théâtres de foire en France aux XVII-XVIIIe siècles :

Est-ce l’obscénité de ses mots et de ses postures qui a valu à Polichinelle l’exclusion des farces de la Comédie italienne à Paris et son cantonnement au théâtre des marionnettes, comme on met au piquet un enfant pas sage ? (2014:17)

Largement diffusé grâce à l’itinérance des compagnies italiennes à travers l’Europe, la popularité du type de l’anti-héros comique, farceur et amoral, a fait naître plusieurs descendants de Pulcinella, qui sont restés vivants jusqu’à nos jours comme autant de manifestations de la même tradition, ou plus probablement « comme les cousins d’une grande famille, voire comme des frères » (Kiourtsakis, 2014:46). C’est ainsi que sont nées les « routes de Polichinelle » (Rumbau 2014) où nous trouvons les marionnettes Punch, en Angleterre, Polichinelle et Guignol en France, Hanswurst et Kasperl en Allemagne, Jan Klaassen aux Pays-Bas, ou encore Don Cristobal en Espagne.

Pour cette raison, il est permis de croire que la marionnette de Dom Roberto a pu surgir dans ce contexte de dissémination et de réception d’une forme reconnaissable, mais qui n’a cessé d’évoluer notamment au XIXe siècle, soit en prenant contact avec de nouveaux éléments dramaturgiques, soit en s’adaptant aux conditions et aux moyens disponibles, souvent très pauvres. C’est ce dont témoigne une gravure reproduite dans l’anthologie de Rute Ribeiro (2011:236), qui est intitulée « Espectáculo de Títeres em Lisboa » du français Delerive (1755-1818), publiée par la revue Plateia en 1970. C’est un exemple rare de « títeres de porta » [marionnettes de porte] qui utilisaient le cadre d’une porte pour leurs spectacles, une solution qui mérite un commentaire de Henrique Delgado, faisant l’éloge « de l’esprit inventif du portugais dans les domaines du théâtre de marionnettes traditionnel lusitain » (ibid.).[2]

Quant à l’explication du nom de Dom Roberto, contrairement aux marionnettes associées à l’anti-héros Pulcinella que l’on retrouve dans une version anglaise sous le nom de Punch ou, dans la culture française, de Polichinelle, et qui révèlent l’origine italienne du personnage de la culture napolitaine, la dénomination de Dom Roberto peut provenir d’une motivation toute autre, étrangère à cette filiation. En l’absence d’autres informations, nous citons deux explications, les plus courantes : le nom proviendrait du titre éponyme de la pièce publiée en feuille volante A vida de Roberto do Diabo, pièce à succès du XVIIIe, ou du nom d’un imprésario du théâtre de marionnettes, célèbre au XIXe, Roberto Xavier de Mattos. 

 

Le témoignage de Henrique Delgado (1938-1971)

Les sources principales d’information sur le théâtre de Dom Roberto se trouvent dans les archives du journaliste portugais Henrique Delgado, auteur de nombreux articles sur le modèle traditionnel de ce théâtre au Portugal, le Dom Roberto et les Bonecos de Santo Aleixo, et également sur les formes nouvelles, nationales ou étrangères, nées dans les années 1970. Publiés dans la presse des années 1969-1970, dans des revues spécialisées dans la communication de spectacle comme Plateia qui a engagé Delgado en 1961 pour coordonner la section « Bonifrates » — une autre désignation de la marionnette portugaise —, ils ont été réunis avec quelques inédits dans un livre dirigé par Rute Ribeiro en 2011 (supra).

Les textes sont le résultat de la méthodologie de recherche adoptée par Delgado de 1966 à 1971, date de sa disparition prématurée (Ribeiro 2011:23-26). Celle-ci consistait essentiellement à relever le plus grand nombre de données encore accessibles à ces dates, dans une course contre l’effacement de l’activité de marionnettiste au Portugal.

Il en résulte un ensemble de textes de typologies diverses où prédominent les notices, les chroniques de spectacles et les entretiens, avec quelques descriptions de valeur historique sur les conditions et les circonstances pratiques entourant l’activité de ces artistes, notamment dans les pavillons de foire ambulants : « La vogue des pavillons de marionnettes a été grande dans notre pays jusqu’il y a un peu plus de dix ans »[3] écrivait Delgado en 1968 (ibid.:112), en distinguant le parcours de Manuel Rosado, de Almeirim, propriétaire du Pavilhão Mexicano, qu’il a rencontré en 1967.

En utilisant le format de l’interview, Delgado a pu avoir accès à des informations privilégiées qu’il a notées avec la minutie d’un anthropologue grâce au témoignage de plusieurs marionnettistes célèbres (ibid.: 153-170) comme Ernesto de Abreu (id.:168-169), Clarinda de Azevedo (id.:162-163), seule femme marionnettiste à titre individuel ayant été identifiée, Augusto Sérgio (id.:164-167), travaillant en Algarve, Carlos Ferreira, à Porto, Armando Ferraz et Cesário Nunes, dont la totalité du matériel utilisé a été donné à  José Gil, fondateur de la compagnie S.A. Marionetas de Alcobaça, l’un des premiers héritiers de cet art comme nous le verrons plus loin, et déposé au Museu da Marioneta à Lisbonne.

Au cours de son activité de journaliste et de chercheur, Delgado s’est engagé dans la défense de cet art qu’il a lui-même pratiqué, en manifestant une grande empathie envers les artistes et leurs difficultés à la fin de l’époque dorée de leur activité. Il décrit, par exemple, les causes concrètes de la disparition des pavillons (ibid. :130), depuis le prix de location de l’emplacement jusqu’au raccourcissement du temps de présence du public dans les foires en raison de leur plus grande mobilité grâce aux transports modernes — une donnée confirmée par Joaquim Pinto dans un entretien en 1968 (ibid. :136-142) —, mais aussi la lassitude du public due au manque de renouvellement des répertoires.

 

Les Maîtres

À l’image d’autres formes de théâtre de marionnettes traditionnelles comme le théâtre des Bonecos de Santo Aleixo, le Dom Roberto est une activité structurée autour de la notion de famille, dont les plus célèbres représentent une véritable généalogie, sans parenté directe éventuellement. Ce sont les Faustino Duarte, leurs enfants Henrique Duarte (propriétaire du Teatro Scalabitano), Berta Duarte et Joaquim Pinto (1899-1968), connus sous le nom de Os Faustinos, de Setúbal ; rendus célèbres par leur Pavilhão Guignol, leur activité est répertoriée depuis la fin du XIXe jusqu’au début du XXe.  C’est là que se sont formés António Dias (1919-1986) et Manuel Rosado (1909-1985), propriétaire du Pavilhão Mexicano cité supra : de grande dimension, avec 220 places assises payantes, c’était le dernier pavillon encore en activité à la fin des années 1950.

D’autres artistes sont devenus célèbres et resteront dans la mémoire du théâtre de marionnettes grâce à Henrique Delgado : António Dias, déjà cité à propos du Théâtre de Dom Roberto, appris avec Joaquim Pinto, et dont la renommée est due en partie à sa participation au film Dom Roberto (1962), de Ernesto de Sousa, en tant que doublure de l’acteur Raul Solnado dans le rôle d’un marionnettiste de rue ; Domingos Moura (1921-1995), qui, selon José Gil (2013:22) a appris avec Manuel Rosado, mais en cachette, en regardant les artistes du Pavilhão Mexicano.

 

La transmission à de nouveaux palhetas

La nouvelle génération d’interprètes, qui est apparue dans un contexte de fragilisation de cette forme de théâtre, est née grâce aux Encontros Nacionais de Fantoches organisés entre 1977 et 1987 par la Fundação de Apoio aos Organismos Juvenis (FAOJ), actuellement Instituto Português do Desporto e da Juventude. Engagées dans la transformation culturelle du pays après le changement de régime en 1974, ces initiatives ont joué un rôle incontestable dans la sauvegarde d’une tradition d’origine populaire, marginale jusqu’à cette date dans la vie théâtrale, en réservant au Dom Roberto une place vivante dans le théâtre amateur et professionnel, et une reconnaissance méritée de sa valeur artistique.

Véritables héritiers de l’art de Dom Roberto, les nouveaux palhetas ­­— leur nom dérive de l’usage de la palheta, une pratique semblable à celle de Pulcinella —­ ont appris leur métier par transmission directe de maître à élève, sauf dans de rares exceptions qui sont le résultat d’une imitation par observation sans contact personnel. Dans certains cas, l’apprentissage a été réproduit d’élève à élève. Le répertoire transmis, encore vivant dans les années 1970, se réduisait à un corpus très réduit de quatre pièces ayant survécu à la décadence progressive de ce théâtre, incapable de se régénérer comme nous l’avons vu.

Toujours selon José Gil, les pièces jouées par António Dias, le maître avec lequel il a appris son art, seraient les suivantes : O Barbeiro Diabólico, A Tourada, Rosa e os três namorados et O Castelo dos Fantasmas.

La dernière pièce, composée à partir du conte traditionnel João sem Medo, plus complexe sur le plan artistique et technique, comportait un décor et des monstres, ce qui était très inhabituel.

C’est aussi le Maître Dias qui a formé au début des années 1980 l’un des premiers marionnettistes de la nouvelle génération, João Paulo Seara Cardoso (1956-2010), qui a pratiqué ce théâtre durant une longue période, et a assuré un travail très important de communication et de valorisation de cet art, considéré comme mineur par le public traditionnel.  Seara Cardoso a fondé la compagnie de Teatro de Marionetas do Porto dont le répertoire a gardé son empreinte artistique, connotée par une grande invention dans le langage de la marionnette contemporaine et du théâtre d’objet.

En tant que robertiste, il a été un interprète innovateur qui, tout comme les maîtres qu’il a connus et en syntonie avec la nature ouverte des thèmes et des courtes fables des pièces, a introduit des variantes dramaturgiques personnelles dont le meilleur exemple est le numéro du Barbeiro Diabólico qui, dans sa version, transforme Dom Roberto en héros : dans le rôle du client qui va chez le barbier pour son mariage et qui, malmené par le barbier diabolique, finit par le tuer et par tuer aussi la Mort elle-même.

Par ailleurs, cette manière libre de traiter la tradition, émancipée du modèle rigide de la transmission par la copie — au nom d’une authenticité qui n’aura guère été un souci pour les Maîtres —, est fréquente aujourd’hui parmi les nouveaux palhetas, auteurs d’un nouveau corpus de pièces adaptées aux changements des contextes de réception et du public. Par exemple, la pièce Maria Liberdade de Manuel Dias évoque la Révolution des Œillets en 1974, ou O Castelo da Princesa Encantada de Nuno Correia Pinto, qui montre la vaillance d’un Dom Roberto, cousin des héros de cartoons, tuant successivement un crocodile, un géant, des fantômes et le Diable... Le renouvellement du corpus peut aussi être le résultat d’une recherche sur des fragments ou des témoignages d’œuvres perdues et ressuscitées comme O Saloio de Alcobaça, aujourd’hui réincorporé au répertoire du marionnettiste José Gil (2013).

La routine (o.c.: 28), nom donné par les robertistes à un type de jeu avec les marionnettes organisé dans une suite fixe de mouvements en scène, est enrichie par les nouveaux palhetas, avec des perfectionnements techniques. José Gil parle aussi de nouveaux truques de manipulation du bâton tenu par le personnage, créés au cours du processus créatif (o.c.: 48).

 

Les robertistes en activité

Actuellement, la liste des marionnettistes interprètes du théâtre de Dom Roberto en activité dont on connaît l’existence est composée de douze artistes que nous allons identifier à partir de leur filiation aux Maîtres qui les ont introduits dans le monde de Dom Roberto.

Le Maître Manuel Rosado, qui jouait encore à la fin des années 1950, a formé João Santa-Bárbara, qui, de son côté, a formé son propre fils Vítor Manuel Costa, qui s’est lancé seul en 1983. Il a formé également Domingos Moura, qui a transmis son art à Francisco Mota, fondateur du Teatro de Robertos de Porto, en 1994, et héritier de Domingos Moura. Un autre Maître influent, António Dias, est associé à la formation de trois marionnettistes de la génération des années 1980-90 : José Gil, l’un des premiers nouveaux artistes qui a été formé selon la tradition et qui a reconstitué le canevas de la pièce O Saloio de Alcobaça selon un processus décrit dans son livre déjà cité (2013) ; Manuel Costa Dias, actif depuis 1987, et Maître de Jorge Soares; João Paulo Seara Cardoso, qui a transmis son savoir à la marionnettiste Sara Henriques, à Raul Constante Pereira, en 1986, et à Nuno Correia Pinto, robertiste depuis 1999.

Se sont ajoutés, depuis 2010, João Costa, formé à l’utilisation de la palheta dans un cours au Museu da Marioneta avec Toni Rumbau, et à la mise-en-scène des spectacles par José Gil, et Rui Sousa, fondateur du Teatro de Marionetas da Feira, en 2010, également instruit par José Gil, et Sérgio Rolo, depuis 2013.

Citons finalement les derniers en date : Filipa Mesquita de la compagnie A Mandrágora, Fernando Cunha, des Valdevinos, et Ricardo Ávila, élève de José Gil, qui joue depuis 2019, aux Açores.

 

Le répertoire des pièces

Nous savons que le répertoire des pièces jouées dans le passé était relativement vaste afin de répondre à l’attente d’un public assidu et d’alimenter la diversité de l’offre des artistes dont la survie économique dépendait du succès des spectacles.

Le relevé par Henrique Delgado pour le XXe siècle, établit la liste des œuvres dont certaines révèlent l’importance du titre, souvent prometteur soit par la reprise d’un personnage, soit d’un thème connu et apprécié : O Zé da Aldeia ou Zé Broa; Rosa e os três namorados; O Marquês de Pombal; Tourada à Espanhola; O Barbeiro de Sevilha; os Milagres de Santo António; Carolina da Ponta da Unha / e o Esqueleto; O Milagre de Santa Isabel; José do Telhado; A expulsão dos Jesuítas, etc.

Le manque de pièces nouvelles et la stagnation du répertoire à partir des années 1970, dont certains titres n’étaient plus joués, a entraîné la perte progressive de pièces tombées dans l’oubli. Mais l’augmentation significative des nouveaux interprètes et la reconnaissance de ce théâtre ont eu un effet bénéfique, notamment sur la fixation des pièces traditionnelles qui leur ont été transmises par les Maîtres.

Actuellement celles-ci sont jouées régulièrement, notamment O Barbeiro et A Tourada, les plus appréciées par le public contemporain, ainsi que des créations qui cherchent à renouveler le répertoire à partir du même modèle dramaturgique comme par exemple, la compagnie Valdevinos, auteur de pièces originales :  O Pescador et O Moleiro e o Burro. L’ensemble correspond à une conception dynamique de défense d’un héritage théâtral conçu comme musée vivant.

Transmis oralement, sur l’ensemble du corpus des pièces connues, seul le texte des dialogues de Rosa e os três namorados a fait l’objet d’une transcription et d’une publication dans la collection des textes issus de la tradition populaire portugaise et réunis par l’anthropologue Azinhal Abelho (1973: 239-247). Dans le même volume, on trouve également une version du Passo do Barbeiro attribué aux Bonecos de Santo Aleixo (218-224).

 

Les espaces : pavillons et castelets

Depuis la fin du XIXe jusqu’en 1950-60, période de sa présence la plus intense dans la vie théâtrale portugaise, le théâtre de Dom Roberto a eu recours à des espaces clos, les pavillons déjà cités auparavant, qui configuraient une alternative aux espaces des salles de théâtre dont la location était excessivement chère. Montés dans les espaces des foires traditionnelles qui se tenaient dans le pays à des dates cycliques, ils permettaient également d’inclure de petits orchestres qui accompagnaient les scènes.

Ces pavillons démontables et ambulants, avec des places assises et un plus grand confort que l’espace de la rue, favorisaient la réalisation de spectacles plus longs, comprenant des numéros de foire classiques, qui pouvaient présenter jusqu’à 150 marionnettes à gaine et 100 à fil comme dans le cas de Manuel Rosado.

Selon le témoignage de Azinhal Abelho, en 1973, date de la publication citée auparavant du volume de la collection sur le Teatro Popular Português ao Sul do Tejo :

Dans les grandes foires du Sud, dans des plaines couvertes de poussière et de soleil, apparaissent […)]les humbles divertissements de marionnettes, qui présentent des intermèdes comiques devant des publics attentifs et émerveillés. Cet art aussi ancien que le monde, est toujours vivant dans notre pays, au Sud du Tage. Les marionnettes crient, chantent, dansent au son d’une voix stridente, et tout se termine dans une scène violente de bagarre à coups de bâton sur les têtes de bois des acteurs articulés (1937 :238).[4]

Citons également, dans les années 1940, le Teatro de Mestre Gil, situé à Lisbonne à côté du Colisée, qui présentait un nouveau répertoire écrit par les auteurs modernistes Afonso Lopes Vieira (1878-1946), Luís de Oliveira Guimarães (1900-1998), Augusto Santa-Rita (1888-1956) et le peintre et scénographe Júlio de Sousa (1906-1966).

Avec le déclin des pavillons, le caractère itinérant de l’activité des robertistes a pris de nouvelles formes, hors des espaces clos, à l’aide de moyens plus rudimentaires propices à l’exhibition dans des espaces urbains, en plein air, comme les places et les jardins publics, ou les plages en bord de mer en été, encore de nos jours.

Dans ce nouveau contexte, le marionnettiste utilise la forme bien connue du castelet — nommé guarita ou barraca —, dont le cadre est enveloppé dans une cretonne fleurie traditionnelle de la région de Alcobaça. Facilement transportable dans une valise ou une malle, il permet d’occulter le manipulateur dans un espace minime où doivent tenir également la file des marionnettes suspendues à l’intérieur, qu’il utilise au fur et à mesure de leur intervention dans la pièce.

Les deux modèles de spectacle coexistent aujourd’hui, entre les salles de théâtre traditionnelles qui remplacent les pavillons des foires et autres lieux fermés occasionnels, et le théâtre de rue, le plus fréquent et le plus favorable à un travail d’animation, notamment dans le cadre des festivals de théâtre de marionnettes qui représentent un nouvel espace spécifique à partir de la deuxième moitié du XXe siècle.

 

Le jeu scénique

Clairement structurés à partir d’une forme stabilisée autour du motif de la tromperie, avec des dialogues élémentaires élaborés selon le modèle de la farce ou du sketch satirique, les spectacles font une grande place à l’improvisation, soit dans l’échange verbal avec le public, soit dans les mouvements de la marionnette, dans tous les sens, vertical ou horizontal, à l’intérieur de l’espace délimité par le cadre de scène, mais aussi en transgressant la convention, hors du castelet lui-même.

Les spectacles sont dessinés à larges traits faisant penser à l’esthétique du dessin animé, la composante performative domine l’action, dont la dimension comique est accentuée par un traitement non réaliste des actions en scène, par le jeu extrêmement rapide des marionnettes, matérialisé dans des mouvements ininterrompus et des sons stridents adaptés au style de représentation de l’ensemble, à la fois très joyeux et non moins caricatural et satirique.

 

 

Sons et mouvements

Courant de droite à gauche ou de haut en bas, sous la scène ou en l’air, la marionnette de Dom Roberto développe une sorte de chorégraphie d’actions sur un rythme frénétique, ponctué par des sons ou des bruits qui passent du cri et du chant à tue-tête aux pleurs et aux rires des personnages. Leur parole, le plus souvent réduite à l’onomatopée, suit une énonciation et une diction chantée et musicale caractéristique, associée à l’usage de la pratique en aluminium, placée sous le palais dans la bouche du marionnettiste. Cet objet amplifie ou modifie la voix, la rendant plus aiguë ou plus nasalisée, et modifie les mots, souvent incompréhensibles en raison de l’amplification du son R qui, dans le cas do Dom Roberto ponctue le dialogue, en raison des interpellations constantes du personnage par son nom.

 

Les accessoires

Le ton de la farce est associé à un accessoire omniprésent dans toutes les pièces, indispensable dans les scènes de tromperie ou de vengeance : un bâton qui peut servir à battre des symboles du pouvoir - comme le policier ou même le Diable et la Mort – et est essentiel à la dramaturgie de Dom Roberto, et qui n’échappait pas à la censure. Dans la panoplie des « instruments de combat » des personnages, on trouve la simple poêle ou la casserole, le balais, le couteau de cuisine ou le coutelas monstrueux. Plus grands que les personnages, les accessoires sont disproportionnés et créent une image insolite d’un monde dessiné à gros traits, où les peurs sont amplifiées et défigurées, à la façon du Grand-Guignol.

 

Les marionnettes – les robertos

De petite taille, les marionnettes sont en bois et en tissu coloré. La tête doit être faite dans un bois suffisamment dur pour permettre les inévitables scènes de bastonnades tout comme les mains, source de sonorités complémentaires. Sur le visage peint en rose vif, de grands yeux en noir et blanc, écarquillés, et la bouche qui exhibe deux rangées de dents blanches. Les vêtements définissent le personnage à l’aide de traits naturalistes conventionnels, selon leur classe et leur fonction.

Actuellement, la conservation et la rénovation des héritages acquis est fait par un travail de copie des objets existants afin de garantir la continuité des textes et des spectacles anciens. Mais, on assiste aussi à la fabrication de nouvelles marionnettes pour de nouveaux personnages.

 

Dramaturgie

Les pièces sont brèves et leur durée ne dépasse guère dix minutes. Elles ont leurs sources dans le théâtre de colportage ou de revue, ou encore du music-hall, auxquelles il faut ajouter les inévitables moments d’improvisation, joués en fonction du public du moment.  L’action des scènes est fondée sur un modèle d’action minimaliste, autour d’un conflit à propos de thèmes élémentaires — propres aux supercherie de la farce — qui stimulent une joyeuse interaction   avec les spectateurs.

Coups de bâton et « coups de boule » sont les ingrédients du spectacle, pouvant conduire à des actes violents normalement censurables hors du théâtre.

Les thèmes des pièces sont marqués par la nature irrévérencieuse des mots employés, ce qui est une constante dans les disputes entre le protagoniste et ses compères, et par la transgression de la norme sociale reflétée par la violence des agressions physiques envers et contre le pouvoir ou les autorités. Parfois, le jeu introduit une dimension érotique et scatologique qui met en évidence la matérialité du corps, laquelle est soulignée par l’action et par un ton adapté à la vocation comique et divertissante de ce type de spectacle. Il en va ainsi pour le Barbeiro diabólico, une pièce dominée par la cruauté sanguinaire d’un barbier sadique et dont la scène la plus célèbre est celle du lavage du visage du client, Dom Roberto, avec une couche sale de bébé ou encore l’usage d’excréments d’animaux pour cicatriser des blessures causées par le rasoir.

Les relations sociales exposées dans l’intrigue des pièces reproduisent la hiérarchie traditionnelle d’une société bourgeoise, à la manière des comédies de mœurs de la fin du XIXe siècle. Dans la pièce Rosa e os três namorados, ce sont ces relations qui structurent l’action élaborée à partir du couple des patrons et de leur domestique Rosa, dont les affaires amoureuses clandestines provoquent le chaos et le plus grand désordre. Dans la transcription faite par Azinhal Abelho (1973:239), la première scène montre dès les premières répliques des traits de comportement fortement prévisibles, qui manifestent des jeux de pouvoir confortés par une vision conservatrice des relations entre les classes et les sexes.

Ainsi, Rosa voit dans la sortie de ses patrons une opportunité pour un moment appréciable de désobéissance et de paresseux farniente :

Agora é que é bom. Os patrões foram-se embora. Vou fazer uma xícara de chá e toca a dormir.

 

[- C’est parfait. Les patrons sont partis. Je vais me faire une tasse de thé et allez, au lit !]

 

En sortant, la patronne laisse ses ordres sur un ton menaçant :

Entra a patroa:

- Ó Rosa, vou-te prevenir. Toma conta da casa e não deixes entrar ninguém.

 

[La patronne entre :

Oh Rosa, je te préviens. Garde la maison et ne laisse entrer personne.]

Contrariant le ton rude de sa femme, le patron s’adresse à Rosa sur un ton de complicité grivoise, dans le style d’une scène classique de revue ou de comédie de mœurs entre patron et domestique :

O patrão para a Rosa:

- Rosa, marota, toma bem conta da casa, marota...

 

[Le patron, à Rosa :

  • Rosa, coquine, garde bien la maison, coquine…]

La rapidité de la suite de l’action, sans temps psychologique ni arrêt inutile étant donné la typification des personnages, est évidente dans le passage transcrit ci-après :

A patroa:

- Vamos, vamos embora. (Saem)

2ª CENA – Batem à porta.

- Quem é?

- Sou eu, Rosa, o teu namorado, o teu sapateiro.

Pum, pum, pum.

 

[La patronne :

  • Allez, partons. (Ils sortent)

Scène 2 – On frappe à la porte.

  • Qui est là ?
  • C’est moi, Rosa, ton fiancé, ton cordonnier.

Pan, pan, pan.]

 

Le portrait édifiant de la domestique peu fiable est confirmé et renforcé immédiatement dans une réplique adressée au public, qui sert également à présenter l’essentiel de l’intrigue : comme le titre l’indique, Rosa a trois prétendants, un humble cordonnier, un orfèvre et un brésilien, mais elle annonce qu’elle n’épousera que le plus riche, le brésilien du pays mythique de l’or et des émigrants aux grandes fortunes :

Já sei quem é. É o meu sapateiro. Eu namoro três rapazes: um sapateiro, um ourives e um brasileiro. O brasileiro é muito rico, muito bom rapaz. Com esse é que me vou casar. Ai vou, ai vou

[Je sais qui c’est. C’est mon cordonnier. Je suis l’amoureuse de trois garçons : un cordonnier, un orfèvre et un brésilien. Le brésilien est très riche, et un brave garçon. C’est avec lui que je vais me marier. J’arrive, j’arrive !]

L’entrée du cordonnier ouvre une scène qui permet de nombreux numéros comiques autour de jeux de scène associés à la thématique érotico-sexuelle du rendez-vous amoureux, à l’aide ici d’un accessoire essentiel, le lit, et d’un drap couvrant et découvrant les sauts du couple dans celui-ci. Ils seront interrompus par l’arrivée du second prétendant, ce qui donne lieu à la scène classique de l’amant caché dans l’armoire avec le redoublement comique provoqué par la répétition de la même interruption par le troisième prétendant. Après quelques péripéties, le jeu continue jusqu’à la scène attendue de bataille généralisée — avec une didascalie tout-à-fait éclairante quant à l’attente du public : (À ce moment, le public jubile et applaudit). Au lieu de rétablir l’ordre, le retour des patrons et l’arrivée du gardien de nuit finissent par introduire une « bagarre monumentale » finale, au grand plaisir du public : Le cordonnier et l’orfèvre profitent de l’occasion pour rosser l’agent de police. En un éclair, ils sont tous pris dans la bagarre, et se battent entre eux.

La pièce vit des ressorts comiques de la dramaturgie de la farce, avec des personnages-type caricaturaux et des actions cathartiques et transporte, tout comme le Barbeiro Diabólico, le plaisir et la gaieté qui naissent, aujourd’hui comme dans le passé, de la représentation d’une joyeuse déstabilisation de l’ordre moral et des interdits corporels, de la scatologie et du sexe, si frénétiquement ignorés par la vitalité endiablée des petites marionnettes.  De la farce, le théâtre de Dom Roberto a retenu l’irrévérence osée qui continue à séduire et à attirer son public.

 

Mémoire vivante

La reconnaissance actuelle de la valeur du théâtre de Dom Roberto est démontrée par la présence de compagnies dans différents points du pays, et leur participation dans des festivals nationaux et internationaux, la création de prix et de programmes d’aides institutionnels. Sur ce point, il faut signaler ici le rôle de l’institution qui représente le mieux la dignification de l’art des robertistes aujourd’hui, le Museu da Marioneta de Lisbonne, qui a non seulement contribué à la publication de l’anthologie des documents réunis par Henrique Delgado déjà citée, mais assure depuis sa fondation un programme d’appui comprenant l’archivage des objets des compagnies ayant cessé leurs activités (Santos, in Ribeiro 2011:6), le registre des spectacles des compagnies en activité et l’organisation d’un réseau  des artistes actuels. De plus, le Musée collabore activement à la recherche académique réalisée dans les universités et les écoles spécialisées.

L’intervention active du Musée contrarie ainsi l’image installée d’une protection du patrimoine dans des collections d’objets sans vie, devenant exemplaire dans la sauvegarde d’un art qui, sur les scènes, a conquis l’adhésion méritée d’un public de groupes d’âge et d’origine socio-culturelle diverse, également fascinés par les facéties de ces poupées de bois.

Signalons finalement le rôle des festivals qui sont eux aussi des lieux propices à la dissémination et aux échanges entre les artistes, avec l’avantage de maintenir la dimension itinérante de ce type de théâtre. Ils sont tout aussi importants en tant qu’espaces de rencontre et de dialogue entre les traditions, différentes selon les pays, mais unies par le même art, celui du théâtre de marionnette.

C’est ce qu’affirme le théâtrologue John McCormick qui, grand connaisseur de plusieurs traditions européennes, considère que la présence de la marionnette ancienne sur la scène contemporaine, doit être lue comme un phénomène favorisant la connaissance non seulement de traditions particulières, mais de la tradition de la marionnette au sens large, comme une partie de l’histoire du théâtre vivant :

On a l’impression qu’il s’agit de moins en moins des traditions de tel ou tel pays, mais plutôt de la tradition de la marionnette dans le sens le plus large du terme. La marionnette n’est pas un objet de musée et son existence dépend de la communication avec un public. (2014:31).

On ne saurait mieux définir le sens du théâtre de Dom Roberto et de la mission de ses artistes, qui persistent à perpétuer un art qui dépasse, aujourd’hui, son éventuelle dimension identitaire locale ou nationale, et intègre la grande tradition de la marionnette et du théâtre.

 

 

Bibliographie

 

Abelho, A. (1973). Teatro Popular português. Ao Sul do Tejo, vol.VI. Braga: Editora Pax.

Barata, J. O. (1985).  António José da Silva, criação e realidade, 2 vols. Coimbra: Universidade de Coimbra.

Cardoso, J. P. S. (s/d). Teatro Dom Roberto: Breve história e notas, Porto: Teatro de Marionetas do Porto.

Eruli, B. (2014). « Polichinelle, un corps obscène. » In Plassard (ed.)15-19.

Francis, P. (2012). Puppetry. A Reader in Theatre Practice. Palgrave Macmillan.

Gama, I. (2011). Marionetas de Lisboa: um contributo para a renovação do teatro de marionetes e acção na comunidade. Tese de Mestrado policopiada. Lisboa: Escola Superior de Teatro e Cinema.

Gil, J. (2013). Teatro Dom Roberto. O Teatro tradicional itinerante português de marionetas. O Saloio de Alcobaça e os novos Palheta. Lisboa: Museu da Marioneta de Lisboa.

Goldowski, B. (1994). The Chronicles of the Puppet Theatre in Russia in the 15th-18th Centuries. Moscow and Warsaw: Nina Gallery.

Kiourtsakis, A. (2014). Karaghiosis, le (lointain) cousin grec. Le théâtre d’ombres grec Karaghiosis: spécificité et universalité de la création populaire. In Plassard, 33-51.

Léglise-Costa, P. (sous la dir.) (2000). António José da Silva. Montpellier: Maison Antoine Vitez.

McCormick, J. (2014). L’esprit de Pulcinella avant et depuis l’invention de la tradition. In Plassard, 21-31.

Plassard, D. (sous la dir.) (2014). Polichinelle, entre le rire et la mort. Filiations, ruptures et régénération d’une figure traditionnelle, Milano: Silvana Editoriale.

Ribeiro, R. (2011). Henrique Delgado: Contributos para a História da Marioneta em Portugal, Lisboa: Museu da Marioneta de Lisboa.

Rumbau, T. (2014). Rotas de Polichinelo. Marionetas e Cidades da Europa, Lisboa: Museu da Marioneta de Lisboa.

Santos, Maria José Machado, Prefácio, in Ribeiro, 2011.

Zurbach, C. e Ferreira, J. A. (2009). Les opéras de António José da Silva, Puck 16, 151-156.

 

[1] O teatro de marionetas, de um modo geral, sempre se caracterizou por alguma marginalidade ou inferiorização social, portanto pouco merecedor de registos e ainda menos da atenção para a respectiva conservação e estudo (2011 :18).

 

[2]  « [nos] domínios do teatro de fantoches tradicional lusitano, o espírito de inventiva do português » (ibid.).

[3] A voga dos pavilhões de marionetas foi grande no nosso Pais até há pouco mais de dez anos (ibid.:112)

[4] Nas grandes feiras do Suão, em locais planos, anchos de pó e sol, aparecem (...) as humildes fantochadas, com bonecos, a representarem intermédios jocosos perante auditórios atentos e encantados.

Esta arte antiga, como o mundo, ainda é vivaz na nossa terra ao sul do Tejo. Os fantoches gritam, cantam, bailam ao som duma voz silvada, acabando tudo num arraial violento com pancadaria, nas cabeças de pau dos actores articulados (1973:238).

 

Dernière mise à jour : 28/05/2021